Il est des écrivains dont on se demande aujourd'hui pourquoi ils ne sont pas plus connus. Le grand public les ignore et les programmes scolaires ne s'intéressent pas à eux. Alors les quelques connaisseurs se les échangent avec le plus grand mystère, comme on s'échange quelques précieux secrets. Marcel Schwob fait partie de ces auteurs injustement méconnus. Né en 1867 et mort en 1905, proche des poètes symbolistes qu'il fréquente à Paris, compagnon de lycée de Paul Claudel et de Léon Daudet, grand ami de Colette et admirateur fervent de Robert Louis Stevenson, il commence une oeuvre singulière et hétéroclite (après avoir successivement échoué à l'école normale supérieure et à l'agrégation, ce qui, vu sa trajectoire ultérieure, fut peut-être une bonne chose !). Tour à tour, il devient un spécialiste français de l'argot, spécialiste de Villon et de Rabelais, traducteur de Shakespeare, Richter, Thomas de Quincey, Oscar Wilde (avec qui il se lie d'amitié) et Stevenson (entre autres). Il publie aussi une série de petits ouvrages littéraires, à la croisée du conte romantique et du poème en prose.
Le Livre de Monelle, publié pour la première fois en 1894 et remanié en 1903, est l'un d'eux. C'est un véritable petit chef d'oeuvre, le genre de petit livre (à peine plus de 100 pages) que l'on parcourt les yeux écarquillés, en s'étonnant à chaque page de l'oeuvre étrange et fascinante que l'on est en train de lire. L'ouvrage est divisé en trois parties, toutes très différentes les unes des autres. La première, "Paroles de Monelle", est composée d'une suite d'aphorismes qui évoquent la philosophie du premier romantisme allemand (que Schwob connait bien, pour avoir notamment traduit Richter) ou encore celle de Nietzsche qui commence à être connue dans les cercles artistiques et intellectuels parisiens. Ils célèbrent, tour à tour, la destruction et le renouvellement des formes : "détruis, car toute création vient de la destruction", prônent une philosophie de l'instant : "épuise à chaque moment la totalité positive et négative des choses" et valorisent l'oubli et la légèreté fugace de toutes choses. La partie s'achève ainsi :
"Ayant ainsi parlé dans la plaine, Monelle se tut et devint triste; car elle devait rentrer dans la nuit. Et elle me dit de loin : Oublie moi et je te serai rendue.
Et je regardais par la plaine et je vis se lever les soeurs de Monelle."
La deuxième partie, "Les Soeurs de Monelle", est une suite de petits contes merveilleux dans la lignée des contes romantiques ou symbolistes (pour se référer aux contemporains de Schwob). Chaque conte renvoie, par son titre, à un trait de caractère ou de comportement et l'illustre. Ainsi se suivent "l'égoïste", "la voluptueuse", "la perverse", "la déçue", "la sauvage", "la fidèle", "la prédestinée", "la rêveuse", "l'exaucée", "l'insensible" et "la sacrifiée". C'est sans doute la plus belle partie du livre. Loin du discours de moraliste que pourraient suggérer ces titres, chacun de ces petits textes nous plongent dans un univers où le rêve et le réel s'intriquent, où le fantastique et l'allégorique prennent le pas sur le réalisme et où le merveilleux surgit, comme par enchantement, de chaque phrase. Superbement écrits (dans un style proche de poètes comme Maurice Maeterlinck, par exemple), chacun de ces petits contes est semblable à un petit poème en prose symboliste. A chaque fois, on repose le livre sur nos genoux avec un regard songeur et fasciné, bercé par le mystère de ces figures poétiques. Ces textes ne manquent pas d'humour, parfois, ou d'un semblant de cruauté. Ils évoquent l'idéalisme de leurs personnages, leur attachement poétique au monde, ainsi que la déception et la cruauté des situations qui peuvent en découler. Dans tous les cas, ils semblent venir de nulle part... L'univers des contes et la splendide imagination de ces jeunes filles s'affrontent à la réalité prosaïque du monde (à moins que ce ne soit l'inverse), ainsi de "la déçue" revenant d'un long voyage en barque :
Dans chacun de ces petits contes, Schwob semble à la fois fasciné par l'univers imaginaire qu'il met en scène à la manière des meilleurs poètes symbolistes et, en même temps, marquer une forme de distance critique vis-à-vis de ces jeunes filles repliées sur elles-mêmes et prisonnières des fantaisies de leur esprit. Le lecteur, lui, se laisse emporter par le merveilleux de telles descriptions où tous les objets, autour de nous, semblent s'animer :"Mais Bargette ne devint pas gaie avec l'été. Assise entre les auges de fleurs, tandis que l'Indien ou Mahot menaient la gaffe, elle pensait qu'on l'avait trompée. Car bien que le soleil jetât ses ronds joyeux sur le plancher par de petites vitres rissolées, malgré les martins-pêcheurs qui croisaient sur l'eau, et les hirondelles qui secouaient leur bec mouillé, elle n'avait pas vu les oiseaux qui vivent sur les fleurs, ni le raisin qui montait aux arbres, ni les grosses noix pleines de lait, ni les grenouilles pareilles à des chiens".
"Cice replia ses jambes dans son petit lit et tendit l'oreille contre le mur. La fenêtre était pâle. Le mur vibrait et semblait dormir avec une respiration étouffée. Le petit jupon blanc s'était gonflé sur la chaise, d'où deux bas pendaient ainsi que des jambes noires molles et vides. Une robe marquait mystérieusement le mur comme si elle avait voulu grimper jusqu'au plafond. Les planches du parquet criaient faiblement dans la nuit. Le pot à eau était pareil à un crapaud blanc, accroupi dans la cuvette et humant l'ombre."
Dans la troisième et dernière partie, juste intitulée "Monelle", on retrouve cette jeune femme à la tête d'une étrange compagnie d'enfants. Elle professe l'amour du jeu et le dégoût du travail : "nous ne travaillons plus, nous jouons". Seulement, un monde noir l'entoure et elle vend aux enfants qu'elle rencontre de petites lampes "qui éclairent à peine la pluie obscure" et qui souvent s'éteignent. Ils ne leurs restent plus alors que la patrie des contes et des songes comme refuge, où le mensonge est préféré à la vérité. Face à une telle assemblée, le mouvement du narrateur est, là encore, ambigu. D'abord fasciné, il cherche à suivre Monelle dans son royaume blanc : "toute la nuit, je vécus dans un univers de songes et de mensonges et j'essayai d'apprendre l'ignorance et l'illusion et l'étonnement de l'enfant nouveau-né". Seulement, dès que l'enchantement cesse, il voit tous ces enfants se perdre à nouveau dans la nuit. Ainsi, le narrateur se détourne finalement de Monelle : "Alors Louvette se souvint, et elle préféra aimer et souffrir, et elle vint près de moi avec sa robe blanche, et nous nous enfuîmes tous deux à travers la campagne".
Quelle importance faut-il accorder à ce geste final ? Faut-il y voir une prise de distance de l'auteur vis-à-vis de l'univers mensonger des contes et de ce "royaume blanc de l'enfance" ? Quand tout l'ouvrage de Schwob porte à son plus haut degré de réalisation le conte symboliste et inspire une telle fascination pour "cette étrange, pitoyable et bienfaisante Monelle, qui parle, après la mort, sur le seuil de ce livre avant que ses sœurs y viennent vivre" (Maurice Maeterlinck) une telle conclusion serait bien douteuse. Toute la réussite de ce livre tient précisément à la confrontation incessante des mondes intérieurs et extérieurs qui, selon l'auteur lui-même, est le coeur de son projet romanesque. A moins encore que tout cet étrange et fascinant Livre de Monelle ne tienne à une histoire de deuil, celle de la petite Louise, jeune ouvrière prostituée à l'esprit enfantin (dit-on...) morte en 1893 et pour laquelle Schwob éprouvait une grande affection - ceci éclairant la dimension macabre des dernières pages de cette oeuvre, le narrateur laissant alors cette jeune femme dans son royaume blanc pour rejoindre à nouveau le monde des vivants. Les interprétations sont multiples, ici, et cela n'a rien d'étonnant au sujet d'un ouvrage aussi étrange et complexe, chef d'oeuvre de la prose symboliste. Ce livre à peine refermé, nous les voyons encore ces soeurs de Monelle, petites filles perverses ou innocentes, danser dans l'univers des contes et des légendes qui est le leur. Comment oublier alors cette figure si fascinante de Monelle, petite flamme chancelante et fantasque au milieu de ce monde triste et sans mystère qui nous entoure :
"Je ne sais pas où Monelle me prit par la main. Mais je pense que ce fut dans une soirée d'automne, quand la pluie est déjà froide.
- Viens jouer avec nous, dit-elle.
Monelle portait dans son tablier des vieilles poupées et des volants dont les plumes étaient fripées et les galons ternis. Sa figure était pâle et ses yeux riaient.
- Viens jouer, dit-elle. Nous ne travaillons plus, nous jouons.
Il y avait du vent et de la boue. Les pavés luisaient. Tout le long des auvents de boutique l'eau tombait, goutte à goutte. Des filles frissonnaient sur le seuil des épiceries. Les chandelles allumées semblaient rouges. Mais Monelle tira de sa poche un dé de plomb, un petit sabre d'étain, une balle de caoutchouc."
Merci pour ce bel article!
RépondreSupprimerUn livre que j'avais longtemps cherché après avoir lu des extraits. Beau texte que celui-ci sur un auteur que j'aime.
RépondreSupprimerJe découvre votre très beau texte. Je suis d'accord avec vous, j'ai du lire ce livre une bonne vingtaine de fois et ne m'en lasse pas
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