Pour cette seconde édition de "la chanson de la semaine", un nouveau classique (encore plus classique que "some velvet morning")... Pour commencer ce blog, il faut bien afficher ses références (promis, la prochaine fois, je vous parlerai de groupes moins connus). Et quelle référence cette fois-ci ! Allez, n'hésitons pas : un des meilleurs morceaux de toute l'histoire du rock. L'un des plus influents aussi : on dit que le Velvet Underground n'a pas connu un grand succès, à son époque, mais que tous ceux qui ont écouté ce disque à ce moment-là ont formé un groupe. Pourtant, contrairement à "some velvet morning", on dénombre très peu de reprises du morceau et aucune marquante (à ma connaissance). Trop intimidant, sans doute. Comment serait-il possible de dépasser l'original ? L'arrangement est parfait avec cette rythmique hypnotique, ce son de guitare si particulier et ce violon déchiré, sans parler du chant de Lou Reed. Un must, je vous dis ! Difficile de se renouveler sur le sujet, du coup. Je tente l'affaire en abordant cette chanson sous son angle le moins connu : le roman dont elle s'inspire et auquel elle renvoie directement : La Vénus à la fourrure de Leopold von Sacher-Masoch.
On dit souvent que la plus belle chose qui puisse arriver à un écrivain est de voir son nom transformé en adjectif... Les exemples sont rares. Les plus célèbres sont Corneille ("un choix cornélien") ou bien Sade qui a donné le "sadisme". Mais il y a encore mieux, selon moi : qu'un de ses romans devienne une chanson de rock, surtout s'il est question d'un groupe du calibre du Velvet Underground ! C'est ce double destin qu'a connu l'écrivain de langue allemande Leopold von Sacher-Masoch : non seulement son nom a donné le "masochisme" mais son roman La Vénus à la fourrure a inspiré cette célèbre chanson du Velvet underground. Pourtant, si cet écrivain connut, de son vivant, un certain succès, la plupart des gens ignorent aujourd'hui son nom et ne savent ni que le mot "masochisme" vient de lui ni que la chanson du Velvet Undeground vient d'un de ses romans.
Sacher-Masoch est né en 1835, à Lemberg, en Galicie. Professeur d'histoire, ses premiers romans sont historiques. Cependant, on a surtout retenu de ses oeuvres les pratiques amoureuses et sexuelles qui y sont décrites : ses personnages mettent en place avec leur maîtresse un rituel amoureux hyper-codifié (généralement entériné par un contrat) dans lequel l'homme est dominé par une femme opulente en fourrure et armée d'un fouet. C'est à partir de l'étude de ces rituels que Krafft-Ebing se sert de son nom pour désigner une perversion, en 1886. Le tout a lieu du vivant de l'auteur qui apprécie peu cet "hommage". Son oeuvre est trop ambitieuse pour qu'il se voit ainsi identifié à une simple pratique sexuelle. La plupart de ses romans sont rassemblés dans un grand cycle (inachevé) intitulé "Le Legs de Caïn" qui devait traiter de six thèmes : l'amour, la propriété, l'argent, l'Etat, la guerre et la mort. La Vénus à la fourrure relève de ce premier thème. Le roman est publié en 1870. Dans ce texte, un jeune homme (Severin) raconte (dans une sorte de roman dans le roman intitulé "Confessions d'un suprasensuel") comment il se soumit volontairement à une femme nommée Wanda, à travers une série de rituels hyper-codifiés. Peu à peu, l'aventure tourne mal, notamment avec l'introduction d'un nouveau personnage (appelé "le Grec", comparé à Apollon... oui, toujours les références à la mythologie antique) et la trahison de Wanda. Le récit se termine sur une note amère et la désillusion de Severin. Trois ans après cette trahison, Wanda écrit à ce dernier et espère que celui-ci s'est enfin délivré de l'image idéalisée qu'il se faisait d'elle (et de La Femme, en général). La leçon finale qu'en tire Severin est à double tranchant : d'un côté, il espère une future égalité en droits et en faits de l'homme et de la femme (mais aussi, plus largement des hommes entre eux) qui seule rendrait possible une relation amoureuse heureuse, délivrée de toutes questions de pouvoir entre les amants ; de l'autre, il conclut cyniquement que, "pour le moment, nous n'avons qu'une alternative : être le marteau ou l'enclume"... Ce faisant, il glissait de la question de l'Amour à celle de la Politique. Gilles Deleuze, en 1967 (soit la même année que l'album du Velvet Underground), s'est longuement intéressé à ce texte dans cette perspective (lui qui en a popularisé la traduction française, jointe à son ouvrage Présentation de Sacher-Masoch). Inutile de revenir là-dessus, les curieux pourront s'y référer. Quoi que l'on puisse penser, par ailleurs, de ce type de relations amoureuses, un tel auteur méritait assurément qu'on s'y intéresse. C'est chose faite.
Une question demeure, cependant : qu'est-ce qui a pu à ce point fasciner Lou Reed pour qu'il fasse de ce roman une chanson ? Le texte de "Venus in furs" (écrit par Lou Reed, dès 1965) évoque à son tour cette vénus habillée d'une fourrure, avec des bottes de cuir et son fouet, ainsi que le personnage de Severin (les paroles, ici). Il reprend la conclusion amère du roman : les coups de fouet de Wanda censés "guérir" Severin de son idéalisme. Le refrain insiste sur cette désillusion et se termine sur cette image : " different colors made of tears". Une seule chose est sûre : en 1967, alors que sort le fameux album à la banane (dont la pochette est dessinée par Andy Warhol), nous sommes très loin de la vague hippie de l'époque. Le groupe aurait voulu se démarquer de ses contemporains et des groupes de rock californien qu'il n'aurait pas pu mieux s'y prendre. Alors que les hippies célébrent l'amour et le pacifisme, Lou Reed et ses accolytes se réfèrent à un roman qui explique, plus ou moins, que l'amour est déjà le terrain d'une sorte de guerre. Chacun, selon ses convictions, choisira son camp entre ces deux discours a priori antagonistes. A moins qu'on refuse de choisir entre les deux et que l'on corrige le cynisme des uns par l'idéalisme des autres, et réciproquement... A moins aussi, après tout, que nous n'ayons là affaire qu'à deux variétés différentes de romantisme, l'un qui ne serait que positivité et l'autre qui incarnerait ce qu'on peut appeler un romantisme noir ? A débattre. Quoi qu'il en soit et pour revenir à la musique, le Velvet Underground, avec cette chanson et d'autres (Heroin, I'm waiting for the man, etc.), allait incarner, pour les décennies à venir, une image transgressive et sombre du rock. Les surfeurs californiens allaient céder la place à une horde de noctambules à la peau pâle, vêtus de vestes en cuir et à l'ironie féroce. Qui s'amusera à énumérer tous les groupes géniaux qui se sont inscrits dans cette lignée depuis ?
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